Chapitre 6

 

Sébastian venait de vivre trois jours d’enfer à côtoyer d’innombrables humains – lui, le buveur de sang, le prédateur, errant parmi eux comme s’il était encore des leurs. Le pire, c’était que les femmes le regardaient maintenant avec concupiscence, allant parfois jusqu’à le suivre, à sa grande consternation. Mais il lui suffisait d’évoquer l’enjeu de sa quête pour les oublier et se concentrer sur les tâches qui lui permettraient d’être réuni à sa fiancée… même s’il ignorait totalement comment la retrouver. Les villageois, seuls capables de lui donner des indications, avaient disparu, du moins la nuit. Elle les avait prévenus, bien sûr. Il avait enfin regagné la Colline noire, au bout de trois cents ans. Le vieux manoir était aussi impressionnant qu’autrefois, bien qu’il fût dans un état de décrépitude avancée – de ce point de vue-là, il n’avait rien à envier au château russe. Sébastian avait déterré une partie de son or, l’avait vendu à Saint-Pétersbourg puis s’était acheté des vêtements. À sa connaissance, les hommes riches s’habillaient à Savile Row, à Londres ; c’était donc là qu’il s’était rendu. À l’époque où il était mortel, il avait visité le port londonien. Il n’en conservait qu’un vague souvenir, mais il lui avait suffi de se le représenter mentalement pour y être transporté. L’argent lui avait permis de prendre rendez-vous chez des couturiers une fois la nuit tombée. Ensuite, avant de quitter Londres, il s’était contraint chaque nuit à acheter du sang à un boucher et à le boire.

S’il avait fait tout cela, c’était dans le seul but de devenir un compagnon potentiel pour Kaderin mais ces activités lui avaient aussi permis de s’occuper l’esprit, ce dont il avait désespérément besoin : il passait son temps à se demander où elle se trouvait et si elle était en sécurité. Le matin de leur rencontre, elle avait pleuré ; elle s’était pliée en deux de souffrance.

Et il ignorait totalement où la chercher.

Elle avait un accent un peu traînant… ce qui n’aidait guère Sébastian à déterminer d’où elle venait. Il ne risquait pas de glisser jusqu’à la mère patrie de sa fiancée pour y commencer son enquête, car il ne savait même pas sur quel continent elle vivait. D’ailleurs, d’après ses frères, les vampires ne pouvaient se transporter de cette manière qu’en des endroits où ils étaient déjà allés. Ses déplacements étaient donc limités à l’Europe et à la Russie.

Si seulement je pouvais me téléporter directement auprès d’elle… Cette pensée tournait sans fin dans sa tête.

Pour lui, l’idée qu’un vampire n’avait pas besoin de savoir comment atteindre sa destination, qu’il lui suffisait de la visualiser, n’avait aucun sens. Il avait glissé de la Russie à Londres pour s’acheter des vêtements, alors qu’il était incapable d’imaginer le trajet à suivre. Mais s’il suffisait de voir le but à atteindre, pourquoi ce but n’aurait-il pas pu être une créature ?

Peut-être l’art de glisser n’était-il pas si simple et ses frères ne savaient-ils pas tout ? Trois cents ans plus tôt, c’étaient des vampires inexpérimentés. Ils avaient d’ailleurs admis leur ignorance en ce qui concernait le Mythos.

Peut-être des vampires glissaient-ils chaque nuit jusqu’à des gens…

Sébastian était un phénomène dans sa famille puisque, sur quatre garçons, c’était le seul à s’être voué à l’érudition et à l’introspection. Au combat même, la ruse lui semblait aussi utile que la force, les possibilités à venir aussi importantes que l’entraînement passé. En tant que penseur, il aimait à résoudre les problèmes, d’autant que son père avait instillé en lui la conviction que l’esprit était capable de prouesses inimaginables lorsqu’on avait le courage de les croire possibles.

À présent, il avait besoin de croire à la possibilité de glisser jusqu’à Kaderin. Le seul autre choix qui s’offrait à lui consistait à attendre dehors le retour matinal des villageois, ce qui n’était tout simplement pas envisageable. Des ordres militaires, mais aussi religieux, avaient cherché à l’attirer dans leurs rangs ; des sectes secrètes, détentrices de connaissances ésotériques, avaient tenté de le recruter. Il en avait informé ses proches. Il ne leur avait pas dit, en revanche, qu’il avait accepté la proposition des frères de l’Épée, ce qui lui avait permis d’apprendre bien des choses sur le monde en son manoir isolé de la Colline noire, grâce à sa correspondance avec des maîtres de la physique, de l’astronomie – bref, de toutes les sciences. Il avait même fini par traverser la Baltique et la mer du Nord pour aller se faire ordonner chevalier à Londres.

Pendant que ses frères se bagarraient ou couraient le jupon, Sébastian se consacrait aux études et apprenait à se fier à ses capacités de réflexion.

Peut-être les sacrifices d’alors allaient-ils payer aujourd’hui, en l’aidant à courir le seul jupon qui l’ait jamais intéressé. Animé par une détermination brûlante, il glissa ici et là, en des lieux de son enfance dont il ne gardait qu’un vague souvenir, afin de déterminer l’effort et la clarté mentale requis.

Il en arriva à se persuader qu’il lui suffisait de visualiser Kaderin aussi nettement qu’un site quel conque pour l’atteindre.

Il existait cependant un danger inhérent au fait de se transporter de cette manière jusqu’à un endroit inconnu : si la jeune femme se trouvait au soleil de midi, à l’équateur, Sébastian risquait d’être trop sonné par le choc pour repartir. Si elle se trouva dans un avion et qu’il se matérialisait un peu trop loin d’elle, il risquait d’être aspiré par un moteur.

Mais, ma foi, ça valait la peine d’essayer.

 

Peut-être Kaderin avait-elle décidé un peu vite que tout allait bien.

Depuis sa nuit en Russie, la mystérieuse bénédiction qui lui avait été accordée se comportait un peu comme une vieille décapotable Karmann Ghia : il lui arrivait de caler. Kaderin se baladait tranquillement, rien à signaler, quand il se produisait soudain, sans avertissement, une sorte de… glissement.

Là, par exemple, juste là, maintenant, elle ressentait une… douleur… une étrange meurtrissure de l’âme, comme un vide. Peut-être aussi une vague inquiétude. Et elle éprouvait simultanément le besoin pressant de savoir si sa nièce, la petite Emmaline de soixante-dix ans, la fille d’Hélène, allait mieux. La dernière fois que Kaderin avait appelé La Nouvelle-Orléans, ses sœurs de la maisonnée lui avaient appris qu’Emma avait été très grièvement blessée par un vampire.

Elle composa le numéro de Val-Hall en croisant les doigts pour ne pas tomber sur Regina la Radieuse, à qui elle n’avait aucune envie de parler. Pas encore. Pas si tôt après sa matinée d’enfer avec Sébastian.

Les Radieux avaient tous été exterminés par la Horde, hormis Regina. Kaderin avait fait d’elle une tueuse à son image, en l’entraînant et en alimentant sa haine des vampires.

— En garde ! Souviens-toi de ta mère !

Voilà ce qu’elle disait et répétait à la fillette… en se disant et en se répétant à elle-même : « Souviens-toi de tes sœurs ! » Pas Regina, s’il vous plaît… pas Regina…

— Passerelle. Ici Uhura, lança la voix de la Radieuse.

Kaderin secoua la tête en soupirant. Une référence à Star Trek… Elle détestait ce genre de choses.

Mais bon, Regina était comme ça. Si on oubliait sa haine bouillonnante des vampires, c’était quelqu’un d’agréable à vivre, qui avait le rire et la plaisanterie faciles.

— Salut Regina, ici Kaderin.

Ladite Kaderin déglutit.

— J’appelle pour prendre des nouvelles d’Emma. Elle va mieux ?

— Salut, Kaddie-Kadeau ! Elle va formidablement mieux. Elle est même carrément guérie.

— Guérie ? répéta-t-elle, surprise. C’est génial, mais comment ça se fait ? Les sorcières vous ont donné un coup de main ?

— En fait, elle a épousé son Lycae – tu sais, cet horrible monstre qu’on voulait châtrer – il y a deux jours.

Regina avait-elle volontairement esquivé la question ? Kaderin avait grande envie d’en apprendre davantage, mais, à son avis, chercher à percer les secrets d’autrui revenait souvent à livrer les siens à la Destinée. Or elle avait un nouveau secret… alors autant laisser son interlocutrice se défiler, pour l’instant.

— Je n’arrive pas à y croire, soupira-t-elle.

Le garou avait enlevé Emma avant de la mettre sous clé chez lui, dans son château écossais.

— Moi non plus, renchérit Regina. Un taré de Lycae ! Enfin, ç’aurait pu être pire. Elle aurait pu se faire une sangsue.

Emma se nourrissait de sang, car elle était elle-même à moitié vampire, mais la maisonnée ne pensait jamais à elle de cette manière.

— Quoique… Elle n’est pas folle à ce point-là.

Un muscle se crispa dans la joue de Kaderin, qui tressaillit presque. Les Valkyries étaient en guerre contre les vampires, et l’Accession approchait à pas de géant – une lutte à mort entre immortels telle qu’il s’en produisait tous les cinq cents ans. En cette période-là plus qu’en toute autre, elle était censée détruire le plus de vampires possible, pas les séduire. N’était-elle pas en train de rougir, par hasard ?

— On a essayé de t’appeler, reprit Regina.

Kaderin perçut l’explosion d’une bulle de chewing-gum. La plupart des Valkyries, y compris la Radieuse, s’en tenaient à une marque et un parfum spécifiques – Triste Menthe Poivrée de Francfort, en l’occurrence, un truc parfaitement immonde. Kaderin, elle, avait un faible secret pour l’Heureux Écureuil aux Agrumes.

— Je crains que tu n’aies oublié ton portable chez le Lycae, vu le bordel qu’il y a eu à ce moment-là…

— Oui, je me rappelle.

Rien ne prouvait cependant que la maisonnée ait réellement cherché à la joindre. Elle était si énigmatique, dans son absence d’émotions, que ses compagnes se sentaient souvent mal à l’aise avec elle – surtout quand elles fêtaient quelque chose.

Kaderin avait parfaitement conscience du comique de certaines situations, mais n’avait jamais envie de rire. Elle avait la certitude d’aimer ses sœurs de la maisonnée, mais n’éprouvait jamais le besoin de le leur montrer. Un mariage ne lui aurait pas arraché l’esquisse d’un sourire.

Elle se mordit la lèvre, les yeux fixés sur ses pieds. Heureusement, elle était aussi immunisée contre la souffrance des exclus. Oui, totalement immunisée.

— Il se trouve que ça ne me dérangeait pas de perdre mon portable, ma chère Regina… vu que tu l’avais infecté avec la sonnerie Crazy Frog.

— Moi ? Tu es sûre ? Waouh…

— Transmet mes félicitations à Emma. Bon, Myst est là ?

Peut-être Kaderin parviendrait-elle à apprendre pourquoi une autre Valkyrie avait été tentée par un vampire au point de succomber à la tentation sans révéler, quant à elle, qu’elle avait également pris du plaisir avec un vampire.

— Elle est occupée.

— Qu’est-ce qu’elle fait ? Elle en a pour longtemps ?

— Sais pas. (Nouvelle explosion de chewing-gum.) La Quête démarre dans deux jours, c’est ça ? Tu es prête ?

Encore un changement de sujet ?

— Ça ne va pas tarder.

Kaderin avait déjà emballé ses affaires et mis au point ses déplacements. Ça ne lui avait posé aucun problème. L’Accord – une fédération des douze maisonnées – estimait nécessaire que les Valkyries puissent voyager de par le monde sans perdre de temps, surtout Kaderin, lors de la Quête. Il avait donc monté une flotte d’hélicoptères et de jets privés répartis sur la plupart des continents.

Des pilotes seraient disponibles dans les métropoles les plus importantes. Des démons qui ne poseraient pas de questions, comme on l’avait demandé.

Les Valkyries avaient des goûts de luxe qui les poussaient à choisir toujours ce qui se faisait de mieux. Les autres concurrents engagés dans la Quête profiteraient des moyens de transport modernes, certes, mais ils ne jouiraient pas forcément du must – hélicoptères et Learjet.

— Alors, tu commences où ? s’enquit Regina.

— On se retrouve tous au temple de Riora pour s’inscrire.

La Quête, organisée par la déesse Riora, lui appartenait en quelque sorte, puisqu’elle en édictait les règles et décidait du prix remporté par le vainqueur.

— C’est de là que vous partez ?

— Je suppose.

Kaderin entamerait son premier trajet à l’aéroport de London City, aussi sélect que moderne, spécialisé dans les avions à décollage et atterrissage courts. Elle l’achèverait près de l’antique temple de Riora, blotti dans une forêt enchantée, construit avant que les humains ne commencent à écrire leurs multiples histoires, et introuvable si l’on ne disposait pas de ses coordonnées secrètes.

Elle aurait aussi bien pu remonter le temps, même si elle se rendait là-bas en Augusta 109, l’hélicoptère civil le plus rapide et le plus luxueux du monde.

À en juger par le bruit, Regina pianotait sur un clavier.

— Tu sais que les résultats de cette Quête-ci sont censés être postés en temps réel sur le Net ? C’est bien pratique, vu que tu ne nous donnes jamais de nouvelles… alors qu’on t’envoie toujours plein de pigeons voyageurs. Moi, je les adore, ces bestioles. Je les baptise toutes, mais toi, tu… tu t’en débarrasses et puis voilà.

— Ce sera intéressant d’avoir les résultats sur le Net, oui. Quant aux oiseaux, si aimés soient-ils, ils aspirent à la liberté.

Un drame pigeonnesque… Les scènes de ce genre rappelaient à Kaderin pourquoi elle préférait travailler seule.

La Valkyrie Sans Coeur
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